Culture : AD GLADIUM/ Comment appeler au meurtre dans un cimetière !

Par Sarah Haidar

Les faits : un chroniqueur algérien écrit quotidiennement depuis des années ce qu’il pense de son pays, de sa société, de l’Etat, de la religion, etc. Puis il publie un premier roman dont on parle très sporadiquement jusqu’à ce qu’il soit réédité en France, y provoque un engouement médiatique et arrive au carré d’or du Prix Goncourt. Dernièrement, il déclare dans une émission française ce qu’il a toujours écrit dans ses chroniques et ce qu’il a également exprimé dans son livre. Ensuite, un obscur cheikh, avocat commis d’office de Dieu, fantassin protégeant héroïquement une entité tellement vulnérable qu’elle peut être «agressée» par des mots ; un cheikh qui considère qu’une jupe courte, un bikini ou une bouteille de bière blessent la dignité divine, a brusquement découvert l’existence de cet écrivain grâce… à un plateau-télé français ! Il appelle donc l’Etat à appliquer la sanction légale islamique, autrement dit : tuer l’auteur en question sur la place publique afin de réparer l’affront commis contre ce pauvre Dieu sans défense. Entre-temps, l’apostat incriminé a fait l’objet d’un impressionnant chapelet de procès d’intention dont les chefs d’accusation tanguaient vertigineusement entre l’indispensable «haine de soi», l’opportunisme, l’esprit néo-colonisé, l’islamophobie, l’allégeance aux forces du mal (occidentales), etc. Les pièces à conviction ? Des chroniques dans lesquelles il ne faisait qu’écrire son avis, en tant que simple citoyen et homme de plume dont les idées n’étaient pas forcément inscrites au cahier des charges de la bienpensance. Que dire alors de cette scandaleuse chronique sur la Palestine qui a scellé définitivement son sort auprès des avocats généraux, des parties civiles et des juges ? Le verdict était donc prévisible : haute trahison et condamnation au bagne des pestiférés sionistes ! Il y a eu seulement un vice de procédure : le motif de ce procès n’était ni un appel au meurtre des Palestiniens (ou des musulmans, ou des Algériens), ni une incitation à rejoindre Tsahal, ni une apologie de crimes contre l’humanité. Le motif était ni plus ni moins qu’une… opinion ! Une subjectivité assumée et outrageusement dissemblable à la mosaïque vertueuse qui criait en chœur, derrière un écran d’ordinateur, son soutien inconditionné et pavlovien à la Palestine !

Bref. Au-delà des faits, il y a un syndrome quasiment endémique : la haine de la différence, de l’irrévérence et de la liberté de penser et de dire, n’est plus aujourd’hui en Algérie l’apanage des fanatiques religieux ni des oligarques politiques. Elle s’est tellement banalisée, propagée et sanctifiée, avec la bénédiction sournoise de l’Etat central, qu’un salafiste fétide, sûr de son impunité, se permet d’appeler au meurtre d’un écrivain comme au bon vieux temps où l’islam était rigoureusement appliqué et où on pouvait gaiement découper un Hallaj en morceaux, crucifier un Sahrawardi ou écarteler une poétesse hostile au prophète ; ou comme plus récemment encore, on flinguait des Djaout, des Mekbel et des Boukhobza… Tellement banalisée, donc, que certains croient aussi nécessaire de nuancer cet appel au meurtre en rappelant que l’illuminé en question a réclamé l’intervention de l’Etat pour que le châtiment religieux soit appliqué à l’écrivain, lequel, de toutes les manières, a vraiment abusé de sa liberté en insultant à peu près tout le monde pour avoir les faveur de l’Occident satanique ; ils ont également appelé à la dédramatisation de la chose, l’hirsute n’étant qu’un pauvre type sans audience ni impact sur cette belle société progressiste et éclairée… Au même moment, un ancien grand écrivain et actuel ennemi des jeunes écrivains, intervient dans la même émission que le cheikh moyenâgeux non pas pour condamner ses propos mais pour nous faire un cours magistral de logique avec un hammam et une arabité qui en découle de fait !

En 1982, bien avant la déferlante barbare, un certain Kamel Amzal a été déchiqueté au sabre dans l’enceinte même d’une cité universitaire. C’était à l’époque où, comme aujourd’hui, on disait que ces allumés islamistes n’étaient que des bouffons sans grand danger, n’est-ce pas ?

Au point où nous sommes, la question n’est pas de savoir si Kamel Daoud a raison ou pas, mais s’il a le droit ou non de penser et d’écrire comme bon lui semble… La réponse n’est pas si évidente, et c’est cela justement, bien au-delà d’un appel au meurtre, qui est le plus grave !

S. H.

sarah-haider

djoum@hotmail.com

Source de cet article :

http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2014/12/24/article.php?sid=172503&cid=16

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