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RECENSIONS DANS LE MAGAZINE WORLD

Sebhat Guébré-Egziabher, Les Nuits d’Addis-Abeba, Actes Sud/ Aventure, 327p. 2004

Dans les tiédeurs d’Addis-Abeba soumise au couvre-feu, dans les années 70 sous le règne du Négus Hailé Sélassié, le lecteur est convié aux agapes païennes défaites et désespérées de personnages de la nuit. Des hommes et des femmes que rassemblent les pénombres incertaines du soir et la promiscuité avinée de troquets enfumés dévident dans la musique, la danse, l’alcool et le sexe des existences interdites d’apaisement.
En centrant son roman sur le Désert de Woubé quartier de la nuit d’Addis-Abéba, Sebhat Guébré-Egziabher sorte d’Henry Miller tendre mâtiné de Zola fait le portrait d’une génération d’esprit et de sensibilité plus qu’une chronique sociale. Ce sont pour l’essentiel des femmes ferventes et désirantes, prostituées de cœur et mystiques du sexe autour desquelles vont et viennent clients irrésolus, orphelins de tendresse et dandys affabulateurs. Toute cette humanité déambule de bouges douteux en lupanars kitsch sans que l’alcool soit pour autant triste et les sensibilités désabusées. Dans ce roman c’est plutôt dans la contradiction que se construisent les itinéraires et que se déjouent les déterminismes. Ainsi l’incertitude souvent résignée des destinées côtoie l’opulente dérive des sens : la sexualité est crue, le langage aussi qui mélange les langues (l’amharique, l’anglais, l’italien, l’arabe), les registres et surtout les jeux de mots et les allusions. La musique y est autant un ingrédient qu’une passion qui fait déclamer en chœur aux personnages standard de rock et mélodies du cru. Elle est surtout l’indivisible complice des enlacements vifs, des balancements syncopés et des parades lascives des danseurs au rythme des boogie, rumba, calypso et autres mélanges sonores qui forment dans cet espace politique patriarcale et stérile éthiopien l’une des expressions fortes de l’individualité. L’écriture sensitive de Guébré-Egziabher qui mêle réalisme documentaire et imagination débridée s’incarne tout à la fois en simulacre de reportage, en pastiche des Mille et une nuits et en prose épique urbaine.
On retrouve en définitive dans ce récit une sorte de constante des univers sociaux des pays du Sud où l’on passe sans transition du sordide à l’émerveillement, du discours sur les prouesses viriles à la satire de la censure littéraire, de lâchetés satisfaites aux sacrifices muets. Les histoires de couples, de femmes surtout se croisent et singularisent pourtant une génération qui se brûle à la tendresse faute d’inventer son avenir ; et c’est souvent hors du Désert de Woubé « terre de tendresse, capitale des passions » que certains des personnages font l’impasse sur l’utopie.

Jérusalem. Le sacré et le politique. Textes réunis et présentés par Farouk Mardam-Bey et Elias Sanbar, Babel/Actes Sud, 2004(1ère édition 2000)
Ce recueil d’études rassemble les analyses, témoignages d’universitaires européens et palestiniens sur Jérusalem ville trois fois sainte et tout autant convoitée. Pour éclairer les enjeux d’aujourd’hui une part importante de l’ouvrage est consacrée au passé historique de la ville. Nous avons ainsi des exposés détaillés sur la Jérusalem depuis l’antiquité jusqu’à la période ottomane, de l’UR-SALEM des origines jusqu’à la ville partagée et douloureuse au cœur du conflit israélo-palestinien. C’est à un géographe arabe natif de la ville Muqaddasî ayant vécu au Xème siècle et que citent la plupart des contributeurs que l’on doit une sorte d’inventaire des symboles et des vestiges de la plus haute sacralité de la ville : première qibla de l’Islam, place de la Résurrection, Voyage nocturne du prophète Mohamed, Terre sainte, séjour de Job et son puits, porte de David, monuments de Salomon, tombes d’Abraham, d’Issac et de sa mère, lieu de naissance du Messie et son berceau, citerne et prison de Jérémie, roc de Moïse, colline de Jésus, mihrâb de Zacharie, stations de Jacob, Mosquée el Aqsa(éloignée), mont des oliviers, tombeaux de Moïse et Rachel, etc.
Les études varient réflexion historique et théologique sur les rapports entre sainteté et politique qui verront tout au long des siècles s’affronter dignitaires religieux, princes et rois, disciples et adeptes tout autant qu’ils sont appelés par conviction ou par nécessité à s’entendre sur des partages, des trêves ou des compromis. On relèvera ainsi les articles sur les croisades, la période arabe et la domination ottomane qui mettent l’accent à la fois sur la force de la symbolique du sacré dans l’imaginaire et les conduites sociales des différentes communautés et sur les variations géopolitiques qui mettent, dans la longue durée, en avant ou en retrait Jérusalem. Statut juridique mais également mémoire vécue inscrivent directement Jérusalem dans les fracas et les tragédies du présent. Au bout du compte cet ouvrage contribue par sa tenue et son indiscutable richesse analytique à mieux comprendre la lourde charge symbolique de Jérusalem dans la conscience et la doxa des religions et celle plus subjective et empressée des hommes.

Azouz Begag, Le marteau pique-cœur, Paris, Le Seuil, 2004, 251p.

Azouz Begag a construit en grande partie son œuvre littéraire sur un fonds autobiographique sciemment assumé et tout aussi continûment détourné. Si ‘Le gone du Chaaba’ – son premier roman- racontait non sans persiflage grinçant l’enfance d’un fils d’immigré algérien dans un quartier-relégation de la banlieue lyonnaise, quelques vingt ans plus tard,’Le marteau du pique-cœur’ conclu une sorte d’itinéraire autant personnel qu’emblématique (celui d’une partie de ces enfants d’immigrés symboles de l’intégration à la française ‘réussie’) et communautaire (celui de l’immigration maghrébine ouvrière : d’où la référence homophonique du titre du roman à l’outil fétiche du travailleur immigré, le marteau piqueur). Centré sur la mort du père ‘Aboué’ qui fait partie de ces chibanis dernières buttes-témoins de cette immigration besogneuse et héroïque parce que longtemps silencieuse, aujourd’hui devenue simple objet d’intérêt muséographique, le roman alterne le vécu d’un narrateur homonyme et ombre portée du romancier (le Je) et celui de la smala familiale mobilisée dans le deuil et les funérailles du père (le Nous).
Que cela soit à travers les déconvenues conjugales et littéraires du héros ou durant les différentes pérégrinations qui vont le mener de Lyon au village natal du père du côté de Sétif pour l’enterrement, Azouz Begag traite avec une ironie constante mais toujours réfléchie de ce que lui même avait nommé dans un de ses ouvrages , les écarts d’identité. Il ne s’agit pas d’une quelconque dérive erratique identitaire, mais davantage des hiatus, des divergences qui font que l’individu en arrive à se sentir à la fois concerné et détaché de certaines pratiques sociales, de comportements admis, de symboles revendiqués ou de normes convenues. L’épisode de la trahison de Marwan, le colloque sur Tabou et Sacré, le séjour aux States, le voyage à Sétif développent sur le mode badin doublé d’une autodérision assidue cette problématique souvent conflictuelle et parfois équivoque du rapport entre le Je et le Nous.
L’écriture de Begag privilégie une narration assez fluide ponctuée de jeux de mots (« mi-figue/mi-pastèque », « les conseils de Mouton Futé », « on s’emmêle les cordons ombilicaux », etc.) bâtie sur une variation maîtrisée de séquences rétrospectives, marques du récit autobiographique, et déclinaisons prospectives qui configurent communément l’écriture fictionnelle romanesque. ‘Le marteau pique-cœur’ parvient cependant à garder une unité romanesque en abordant plusieurs motifs thématiques, ceux de l’amour filial, de l’être et du paraître, de la mort, etc. pour distiller en dernier ressort une sorte de perspective existentielle apaisée, en attendant la sérénité.

MUSIQUES. Une encyclopédie pour le XXIème siècle.
2. Les savoirs musicaux (sous la direction de Jean-Jacques Nattiez)
Actes Sud/Cité de la musique, 2004,1224p.

Cette encyclopédie qui consacre quatre volumes aux musiques rassemble dans ce second volume (le premier volume paru en 2003 était dédié aux musiques du XXème siècle) ce qui a trait aux savoirs musicaux à travers les paradigmes conceptuels, les domaines d’investigation et les disciplines analytiques. Les études solidement architecturées varient synthèses théoriques, esquisses historiques et cas pratiques (en tout cinquante entrées d’articles). L’ensemble est distribué en six parties qui vont des pédagogies musicales, en passant par le matériau musical jusqu’au métier de musicien.
L’ouvrage révèle ici et là l’ouverture des savoirs musicaux au monde comme cette première étude d’ethnomusicologie due à Alexandre John Ellis qui a analysé les échelles non harmoniques en 1885 ou encore la création par Carl Stumpf des premières archives de musique non occidentale à l’Institut psychologique de Berlin en 1902. L’intérêt pour les musiques populaires est balisé par des recherches des sources et des composantes et des investigations sur des aires culturelles diverses et variées. Sait-on que Bela Bartok et ses collaborateurs ont transcrit 3700 mélodies hongroises, 3500 roumaines, 3223 slovaques, 89 turques, 200 serbo-croates, ukrainiennes et bulgares réparties dans 9 ouvrages… ainsi qu’une dizaine de mélodies arabo-andalouses et de musiques traditionnelles recueillies à Biskra ? Dans cette démarche de collecte il faut également citer un des pionniers de l’ethnomusicologie Constantin Brailoiu qui a créé les Archives roumaines de folklore en 1929 et plus tard les Archives Internationales de musique populaire à Genève. Dans cette galerie de portraits de collecteurs des musiques du monde une place à part doit être faite à Frances Densmore qui a enregistré, transcrit et décrit la musique d’une vingtaine de tribus indiennes pendant cinquante ans (15 volumes publiés entre 1917 et 1957).
Dans son texte introductif, le coordonnateur de cette compilation érudite et savante , Jean-Jacques Nattiez insiste avec beaucoup de conviction sur les risques du réductionnisme en matière de savoir musical. Il démontre à travers maints exemples que le musical est avant tout une construction culturelle. Certaines sociétés par exemple n’ont pas de terme pour désigner la musique, ce qui ne les empêche pas pour autant d’en faire. Evidemment la question des origines est toujours aussi disputée au plan scientifique. Elle trouverait sa genèse dans le corps pour André Leroi-Gourhan, alors qu’André Schaeffner pose l’hypothèse que ce sont les sonnailles attachées aux jambes des peuples dits ‘primitifs’ qui fondent cette expérience esthétique.
Pour sa part, Jean-Jacques Nattiez propose de définir la musique comme : « (…) du sonore produit et organisé par une culture. Ce sonore est porteur de connotations sémantiques et affectives, mais sa syntaxe n’est pas organisée, comme dans le langage, au niveau d’unités liées à des significations lexicales, mais au niveau d’unités minimales et discrètes, ce que l’on appelle le plus souvent les notes, plus techniquement les unités scalaires, ou, dans le cas spécifique des musiques électroacoustiques, les objets sonores. »(p.24) Pour Nattiez, la perspective de l’analyse musicologique incite à la prudence et peut, parfois, aboutir à des découvertes intrigantes. Ainsi, la prestation des commissaires-priseurs américains dont des chercheurs ont pu donner une description musicologique inattendue.
Parmi les dizaines de thèmes et d’angles d’approche, nous retenons la mise au point de Richard Middleton sur les recherches autour des musiques populaires. Après avoir rappelé la condamnation sans appel d’Adorno à propos de la culture de masse, il note le retard pris par les musicologues pour étudier ce champ d’expression musicale. Certes, au départ , l’intérêt était circonscrit aux analyses sociologiques des institutions culturelles (Hirsch, Peterson, Garofalo, Frith, Negus) favorisé en Angleterre au début des années 70 par l’émergence du courant des ‘Cultural Studies’ à Birminghan, puis peu à peu l’intérêt s’est déplacé aux pratiques et aux différents genres de musiques populaires dans l’univers citadin et industriel en particulier. C’est, évidemment le rock qui va connaître l’essentiel des investigations avec des conceptions et des perspectives d’analyse qui vont varier rapidement. Il s’agit en particulier d’approches fondées sur la notion d’hégémonie avec une forte intellectualisation du trivial et celles qui sont centrées sur la notion de culture de pairs.
La question de l’authenticité sera l’un des paradigmes centraux des définitions qui postulent que ces musiques sont fondées sur le risque et la liberté renvoyant eux-mêmes à une communauté idéale (Marcus). Mais ce sont les théories des sous-cultures qui vont faire le succès des études sur les phénomènes musicaux populaires de jeunes. Les analyses révèlent que les styles musicaux se développent comme formes de négociation sur des territoires culturels en constante mutation. Cela ne conduit pas à renouer avec une forme de déterminisme sociologique, puisque certaines thèses (Sarah Thorton) montrent que les sous-cultures se construisent par les médias et non en dépit d’eux. Même si les contextes socioculturels dans lesquels ces musiques sont écoutées restent effectivement opératoires (en particulier par la valorisation des identités locales).
Les savoirs musicaux déclinés dans cette encyclopédie se déploient en de multiples chemins de traverse Ils offrent de surcroît aux spécialistes de véritables questionnements et balisent pour le profane, dans un langage des plus accessibles, les territoires multidimensionnels des théories et des connaissances produites autour et dans la musique.

Mahmoud Darwish, État de siège (poèmes traduits par Elias Sanbar), photographies d’Olivier Thébaud

Mahmoud Darwish est probablement l’écrivain et poète palestinien le plus connu aujourd’hui dans le monde. Son œuvre qui couvre près d’un demi-siècle d’errance et d’exigence de vérité se singularise par une vigilance poétique toujours en éveil. La première traduction en français de sa poésie date de 1970 et ses œuvres sont régulièrement traduites et éditées en France.
Né en 1941 à Birwa, un petit village de Galilée, il connaîtra très tôt l’exil chassé de son village avec ses parents en 1948 qu’il retrouvera l’année suivante complètement transformé. Il fait, très jeune, l’expérience de la poésie, de la prison (en 1961, 1965, 1967) et de l’engagement politique (Il adhère en 1961 au Parti Communiste israélien Rakah qu’il quitte en 1971). Après un bref séjour d’études en Union Soviétique, il s’installe au Caire, puis il fonde la revue Al-Karmal en 1981 à Beyrouth qu’il quitte en 1982 au moment de l’entrée des chars israéliens au Liban. Suivent des pérégrinations à Paris, Tunis et la Palestine. Il dira de ce parcours d’exilé : « Je ne me suis jamais senti exilé sur le plan linguistique, j’ai créé ma patrie dans la langue et aujourd’hui, je pourrai y créer l’exil, s’il le faut. ». Membre du comité exécutif de l’OLP, il assiste au processus de paix à Madrid et Oslo.
C’est le poème : ‘Inscris : je suis arabe’ (tiré de son recueil Rameaux d’olivier, 1964), qui le fera connaître dans le monde arabe et permettra de découvrir à sa suite quelques grands noms de l’écriture littéraire palestinienne (Samih el Qassim, Tawfiq al Zayyad, Fadwa Touqan, Ghassan Kanafani). Ecrivain et poète paradoxal, Mahmoud Darwish se réclame tout à la fois des grands novateurs de la poésie arabe que furent Sayyab et Bayati que des européens Aragon, Hikmet, T.S. Eliot, Ritsos. Poète de l’amour et de la terre mère, de l’exil et de l’altérité, Darwish est curieusement plus complexe dans son œuvre qu’au travers l’image militante et engagée que cultive le Panthéon littéraire arabe.
Dans ce recueil, Etat de siège qui rassemble les poèmes écrits lors du siège de Ramallah en janvier 2002 par l’armée israélienne, Darwish formule comme un écho à l’encerclement soldatesque, celui des mots : « [A un critique] N’explique pas mes mots/Avec la cuillère à thé ou le piège pour oiseau !/Mes mots m’assiègent dans le songe/Mes mots que je n’ai pas dits/ Me mettent par écrit puis me laissent en quête/Des restes de mon songe… »(p.23)
Mais ce sont des sortes de déclinaisons de l’instant que restitue également, dans son propre univers de référence, le photographe Olivier Thébaud à travers des photos comme happées par des contrastes d’horizontales et de verticales rêches où semblent s’égarer silhouettes, tôles, détritus, villes fantomatiques, visages sévères et jeunes en goguette. Et dans cette posture de contemplation forcée le destin se fait spectacle : « le siège, c’est attendre/Attendre sur une échelle inclinée au milieu de la tempête. »(p.30) C’est pourtant une écriture volontairement méditative qui tente de relier ce moment tragique de l’état de siège et celui de la réflexion. Le rythme du vers qui s’incarne en mode binaire et ternaire chez Darwish valorise les glissements thématiques et les variations du discours : « J’ai écrit vingt lignes sur l’amour/Et il m’a semblé/Que ce siège/Avait reculé de vingt mètres !… »(p.56)
Cette suite de notations poétiques cerne les avatars de la temporalité et le désespoir des espaces. Et cependant, à aucun moment le ton ne s’élève outre mesure, ni le mot n’invite à l’imprécation. Tout semble s’accomplir dans une sorte d’intériorité fondamentale : « [A un lecteur] Ne fais pas confiance au poème, /Cet enfant de l’absence/Car il n’est ni intuition/Ni pensée, /Mais sens du gouffre. »(p.81)
Miraculé de l’exil, adepte de l’inquiétude poétique, Mahmoud Darwish peut pourtant affirmer : « Nous souffrons d’un mal incurable : l’espoir ». Ce n’est pas étonnant que son dernier recueil qui vient de paraître en arabe à Beyrouth s’intitule : « Je n’ai pas à m’excuser de ce que j’ai fait ».
Pour en savoir davantage sur l’homme et l’œuvre lire le numéro spécial de la revue NU(e), n°20, Carnets de l’IISMM, juin 2002 consacré à Mahmoud Darwish

Adania Shibli, Reflets sur un mur blanc ? Actes Sud, 2004
Ce mince roman, d’une jeune palestinienne née en 1974, trouble par son mode de narration décalée et une sorte d’écriture blanche sans aspérités visibles. On devine dans ce village habité par des palestiniens en Israël, une sorte d’univers de voisinage trouble et de patriarcat incertain. Cinq étapes sensorielles scandent ce récit qui met en avant toute une gamme de perceptions : couleur, silence, mouvement, etc. L’écriture objectale qui renvoie aux détails les plus infimes noie les événements les plus caractéristiques : ici une vague dispute, là des étreintes amoureuses, l’écho déformé de Sabra et Chatila ; mais rien de bien sûr, seulement des notations entêtées et forcloses sur des narrateurs indiscernables. Il y a là une manière de comptabilité du temps qui passe et le vertige sombre d’un univers où la boue fait écran au bonheur. Les scènes de deuil du frère mort (où, pourquoi, comment ?) qui cassent l’univers solidaire d’une famille sont relayées par celles d’un mariage programmé dont on ne perçoit que quelques vagues indices. Il y a dans Reflets sur un mur blanc une volonté manifeste de construire à travers des touches impressionnistes davantage qu’une communauté sociale, le monde d’une intériorité quasi épidermique. Ce récit rompt sans aucun doute avec l’écriture réaliste ou symbolique palestinienne qui a longtemps développé le drame politique et humain d’une communauté victime des exils intérieurs et extérieurs. Ce monde plombé que raconte Adania Shibli met en scène des éclats de sensibilité exacerbée qui, paradoxalement, donnent une épaisseur plus que charnelle à ces silhouettes de personnages peuplant tous ces petits drames domestiques dont le récit est jalonné. A la fin, le lecteur en sort quelque peu bousculé et, avouons le, passablement interloqué.

Poligono sur. L’art de las tres Mil, un film de Dominique Abel, sortie :juin2004
Une coproduction Ideal Audience/Maestranza Film/Produce. Distribué par Epicentre Films
Mention spéciale dans la section Panorama au Festival International du Film de Berlin, 2003
Mention spéciale du jury au Festival « Paysage de cinéastes » de Châtenay Malabry, 2003
Mention spéciale du jury au Festival San Sébastien (section Zabaltegui), 2003

Ce documentaire-fiction de 105 minutes s’installe dans la cité des Trois Mille à Séville : « un quartier abandonné par la justice et les autorités » selon les dires d’un de ces habitants, là où se trouvait l’ancien quartier historique des gitans de Triana. Berceau de générations de toréadors, le lieu est une concentration de nouveaux artistes flamenco anonymes ou connus. Le prétexte d’un hommage à l’une des grandes figures du flamenco Pepe dit « El Quemao » commande la longue pérégrination de la caméra dans un univers de solidarités constantes et de mémoires fidèles. On y chante dans les rues, à la maison, dans les bars des complaintes connues ou des improvisations inspirées. Dans ce film, les territoires du sensible sont toujours composites. Ici entre gloire reconnue et apprenti cantador, là dans une famille à travers la transmission entre jeune et vieille génération ; ailleurs, enfin, ce sont des destinées de femmes dissemblables qui se rencontrent dans la rue dans une communion chantée.
Mais ce n’est pas pour autant un monde gentillet qui invoque ses racines gitanes. Ce qui est décrit c’est une marginalité toujours décente mais déprimée. « Nous sommes des indigènes sans droit » affirme un des habitants dans un quartier souvent boycotté par les taxis. La drogue mobilise mères et sœurs pour aider les plus jeunes à s’en sortir et les chants arrachés à ce quotidien précaire sont jetés comme des appels au secours. Le flamenco dès lors n’est pas raconté comme une sorte de supplément d’âme, mais comme une part normale du vécu. On y dissèque dans de longues discussions passionnées la part de l’inné et de l’acquis, du savoir et de l’inspiration, de l’institutionnel et de la marge dans cet art chanté depuis des siècles. C’est vrai que certaines séquences trahissent parfois des mises en places statiques ou des répliques souvent répétées, mais l’ensemble est profondément intimiste et chaleureux, juste mais sans complaisance et volontiers sobre avec une belle sensibilité affichée.

Abdürrechid Ibrahim, Un Tatar au Japon. Voyage en Asie 1908-1910, Sindbad/Actes Sud, 2004, 269p.
Répondant à l’injonction coranique d’aller quérir la science jusqu’en Chine (métaphoriquement les lieux les plus lointains), le Tatar Abdürechid Ibrahim entreprend parallèlement à une longue carrière d’activiste musulman d’importantes pérégrinations qui le mènent au Moyen Orient, dans la Russie dont il est un sujet en ces temps pré-révolutionnaires, en Europe et en Asie. Ce personnage d’origine Ouzebek fait partie de cette intelligentsia musulmane de la fin du XIXème siècle formée à l’école des confréries (en ce qui le concerne la Naqshibandi) et de la renaissance musulmane illustrée par l’afghan Djamal Eddine El Afghani et l’Egyptien Mohamed Abdou. Il s’inscrit dans la tradition de la Rihla (le déplacement, le voyage) des lettrés musulmans pour la vigueur de l’observation, mais s’inspire des pratiques modernes du reportage et de l’ethnographie, dans ce qu’elles présupposent comme immersion dans le vécu et d’empathie pour les populations rencontrées, pour rendre compte des contrées et des populations qu’il visite.
Cet ouvrage relate son voyage en Asie qu’il débute en septembre 1908 à partir de Vladivostok pour le Japon où il séjourne jusqu’en 1909 pour ensuite se rendre en Corée, en Chine, en Inde avant de retourner au Moyen-Orient en 1910. Ce voyageur curieux et attentif des mœurs et du vécu du Japon où il reviendra en 1934 pour s’y fixer jusqu’à sa mort en 1944 à Tokyo, n’en oublie pas pour autant sa Sibérie natale auquel il reste très attaché malgré son exil.
Abdürrechid Ibrahim est un voyageur scrupuleux et consciencieux qui se documente copieusement et rassemble les points de vue les plus divers avant d’établir un quelconque diagnostic. Il s’intéresse aussi bien à la manière dont les spectateurs au Japon se comportent pour les spectacles de théâtre, au sens de la publicité des commerçants nippons, qu’aux mœurs de l’éléphant en Inde, aux cloches dans les mosquées de Singapour pour annoncer l’heure de la prière, etc. Il n’est pas pour autant un voyageur béat s’esbaudissant de tout ce qui ne lui est pas familier ; ou, tenté par le prosélytisme, se sentir en tant que musulman obligé de couvrir d’éloge tout ce qui touche à l’Islam. Quand il évoque la Mecque, il loue sa sainteté mais déplore l’absence de commodités pour les pèlerins, de la même manière qu’il s’indigne de certains rituels et pratiques de musulmans en Chine. Il a ses a priori et ses préjugés et ne manque pas d’ironiser quand le fait l’amuse. Ainsi il se moque des chinois et des turcs qui alignent des soldats pour saluer l’arrivée des trains.
Ce qui le motive en permanence c’est avant tout la situation des musulmans en Asie auprès desquels il milite pour leur union dans un panislamisme qui se construit avant tout sur la résistance à la tentation de l’Occident ; pour lui l’empire Ottoman s’est délité dès l’instant où il a essayé d’imiter l’Europe. Abdürrechid garde une hostilité avéré pour la Grande Bretagne et on le découvre souvent témoin de conciliabules plus ou moins troubles où vibrionnent émissaires occultes ou missionnés des Etats qui se livrent au commerce de l’information, de l’intox et des alliances plus ou moins éphémères. Il n’en est pas moins très actif : il enseigne à Pékin, impulse l’ouverture de medersas, se fait le chantre d’un nationalisme déterminé (ou plus exactement d’une éthique nationale). En définitive Abdürrechid Ibrahim nous offre à travers ces notes de voyage davantage qu’un témoignage du vécu dans les contrées asiatiques du début du 20ème siècle, une sorte de compendium d’aspirations et d’ethos de lettrés musulmans de la grande périphérie du monde de l’Islam.

Tor A.Benjaminsen/Gunnvor Berge, Une histoire de Tombouctou, Actes Sud, 2004, 187p.
La ville de Tombouctou, littéralement ‘le lieu de Bouctou’ charrie une telle composante de mystère, d’histoire et de fantasmes qu’elle mérite amplement le travail méticuleux, mais sans aridité, sympathique sans être complaisant que lui ont consacrée les deux auteurs norvégiens Tor A.Benjaminsen et Gunnvor Berge. L’ouvrage ne se limite pas à dévoiler les configurations d’une histoire prestigieuse puisqu’il soumet la trame historique de l’existence de cette ville à un examen critique des sources et des références pour nous livrer une chronique passionnante de ce véritable carrefour de cultures et de civilisations.
En premier lieu les auteurs montrent comment la ville a été fréquemment associée, tout au long de son histoire, à des confédérations tribales ou dynastiques importantes. Ainsi Tombouctou a appartenu à l’empire du Ghana au début du 11ème siècle, à celui du Mali au 13ème et 14ème siècle, puis à l’empire des Songhaï au 15ème et 16ème siècle alors que les pasteurs Fulanis créeront au XIXème siècle le califat de Macina. Mais Tombouctou, c’est surtout au plan humain le lieu de rencontre entre Songhaï du Niger et Touaregs par l’entremise du commerce, celui des biens matériels et de la vie spirituelle. Esclaves, artisans- parmi lesquels vont émerger les griots- et noblesse guerrière forment avec une corporation de lettrés la composante socio-ethnique de la population qui va peupler Tombouctou pendant plusieurs siècles.
Il y a malgré les avatars de l’histoire et des conjonctures politico-sociales une certaine stabilité structurelle de cette ville. Ainsi on peut remarquer que six familles de Tombouctou ont fourni les deux tiers des cadi pendant près de 5 siècles. Tous ces juges et ulama forment une sorte de caste assez importante par le nombre (au 12ème siècle on en comptait 300). Cela a donné lieu à la naissance d’un premier mythe, celui de l’université de Tombouctou ; alors que plus concrètement le système scolaire en vigueur se composait de madrasa qui recevaient de 20 à 30 étudiants et de durus (écoles supérieures où les étudiants approfondissaient leur savoir) C’est en fait les filières scolaires (silsila) qui constituaient le cœur de l’instruction supérieure fondée sur la capacité à suivre les enseignements d’une série de maîtres. Quelques lettrés quittaient Tombouctou pour poursuivre leur formation ; entre le 15ème et le 16ème siècle, quinze lettrés partirent étudier en Afrique du Nord et en Orient. Ahmed Baba (1556-1627) que l’on peut considérer comme l’un des plus grands savants et érudits de Tombouctou et de son époque vécu 40 ans au Maroc. Parmi les 56 ouvrages qu’il a écrits, seuls 32 nous sont parvenus. Aujourd’hui le centre Ahmed Baba à Tombouctou rassemble les 700 ouvrages qui composèrent la bibliothèque créée par le grand père de Ahmed Baba au 15ème siècle.
C’est au 16ème siècle que le tabac parviendra à Tombouctou et donnera une nouvelle impulsion au commerce caravanier. Les auteurs ne manquent pas de remettre en cause un stéréotype coloré celui des caravanes de chameaux se déplaçant à la queue-leu leu. La réalité est moins harmonieuse puisque le déplacement se fait plutôt en désordre sur plusieurs kilomètres et la solidarité, autre topos en vogue de la littérature exotique est rarement de mise. Dans cette culture du commerce caravanier, le sel fut essentiel ; recueilli dans les mines de sel du Sahara, de Taghaza ensuite de Taoudennit dans l’actuelle Mauritanie, il relaie ainsi la mythique route de l’or qui, jusqu’en 1350 drainait les deux tiers de la production mondiale du métal précieux. C’est à partir de là que Tombouctou ‘la lointaine’ va se voir associer toute un imaginaire mythique qui mêlera trésors fabuleux, spiritualisme énigmatique et inquiétant, culture séditieuse et rebelle. Toute une littérature et une imagologie occidentale vont se nourrir de ces fantasmes et des péripéties de voyageurs européens pour donner de cette région une vision chatoyante et exotique. Ensuite, à l’époque des conquêtes coloniales, Tombouctou s’illustrera par la résistance dont feront montre les lettrés Touaregs islamisés (ineslemen) qui dirigeront les révoltes contre les français en 1894 lors de la prise de Tombouctou et en 1916-1917.
Ayant perdu de son attrait mystérieux au début du siècle, Tombouctou demeure néanmoins une étape essentielle dans l’économie saharienne. Elle maintient sa réputation de lieu de référence et de centralité, ce qui ne surprend guère quand on entend le musicien Ali Farka Touré affirmer : « Je suis de Tombouctou et je peux vous assurer que nous nous trouvons en plein cœur du monde. »
Enfin, les auteurs s’en prennent au stéréotype écologique de la désertification né dès 1927 et que les réalités des analyses précises et de plus en plus sophistiquées relativisent. Ce mythe s’est constitué autour de la mise en cause des pratiques de pâturages intensifs dont les pasteurs du Sahel furent considérés comme les principaux responsables. En fait : « les autorités, les acteurs de la coopération et les chercheurs sont donc, selon Swift, les bénéficiaires de la persistance du mythe. »(p.148).

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Hadj Miliani
Culture planétaire et identités frontalières
À propos du rap en Algérie

Résumé

À travers le cas de la chanson rap qui s’est développée en Algérie au cours des années 1990, cet article tente de décrire quelques effets de l’interaction entre expressions culturelles transnationales et pratiques symboliques nationales et locales. La tension que tente de signaler cette étude est illustrée par la référentialisation et la territorialisation symboliques d’un côté, et la nécessité d’être en phase avec les développements du genre chanté au niveau international de l’autre. Les thématiques, les postures des chanteurs comme de leur public en Algérie se construisent sur une sorte de ligne frontière qui permet de concilier les deux polarités symboliques.


Abstract

Planetary Culture and Borderline Identities: On Rap Music in Algeria. – The case of rap, a song form that developed in Algeria during the 1990s, serves to describe interactions between transnational expressions of culture and national or local symbolic practices. The tension in this interaction is illustrated with, on the one hand, “symbolic referentialization and territorialization” and, on the other, the necessity of being in phase with developments in this genre of song at the international level. Themes in songs as well as the postures of singers and of their public in Algeria are constructed along a borderline where two symbolic polarities can be reconciled.
Texte intégral
Culture et mondialisation. Présomption du local et expérience du global

Les phénomènes les plus spectaculaires en matière de mondialisation culturelle touchent le domaine des industries du spectacle, et tout particulièrement le cinéma et la musique. C’est surtout la musique qui illustre à la fois les processus de référence commune générationnelle (génération rock) au niveau planétaire et de mélange transculturel (World Music). Ces données qui ne sont pas historiquement récentes (le jazz, la rumba ou le charleston ont joué à leur époque un rôle similaire), prennent une acuité plus importante par la vitesse de transmission et de généralisation qu’offrent les nouvelles technologies de la communication (CD, chaînes de télévision satellitaires et, bien entendu, Internet). La territorialisation des expressions symboliques (en particulier dans leurs configurations modernes) devient de plus en plus problématique et, de ce fait, impulse de nouveaux codes de référence, comme elle bouscule les modalités de définition de l’activité artistique1.

Dès lors ce qui s’identifie au local, au plan culturel, s’étend à des comportements et des productions qui relèvent tout à la fois d’une territorialisation repérable (un lieu déterminé et des configurations historiquement datées) et de significations relatives (ce qui est sémantisé ici et maintenant). C’est ainsi que l’on trouve derrière cette détermination qui s’énonce autour du lieu d’énonciation (espace réel ou revendiqué), une combinaison de signes linguistiques ou artistiques particuliers. Mais cela renvoie également à des acteurs sociaux ayant une identité commune (en termes ethniques, lignagers ou d’espaces habités communs).

« Erap algérien mya bel mya laklam arbi
(le rap algérien cent pour cent avec des mots arabes)
balek zadem cla el gharbi ayayay
(attention il fonce sur l’occidental aïe aïe !)
Wach yal khawa ‘amar ras sek
(quoi les gars, emplis toi la tête)
estral el micro ya brizi sket
(savoure le micro brise le silence)
Tesca tesca daletna
(99 c’est notre tour)
MBS bel qbaha bel mlaha wech
(MBS méchamment, gentillement quoi !)
Kif Kif.
»
(MBS)

Plus stratégiquement, la configuration dans laquelle se joue la problématique de la mondialisation est celle d’une dichotomie entre la territorialisation des cultures et la déterritorialisation des réseaux. C’est-à-dire une configuration spatio-temporelle marquée par une histoire, des univers idéologiques et spirituels d’un côté, et un système d’interrelation infini qui ne dépend que des paramètres techniques de l’autre2.

Dans cet environnement duel, s’imposent ainsi moins des paradigmes idéologiques que des modalités de fondement d’attitudes culturelles qui correspondraient à ce qui s’énonceraient comme « zones d’hybridation, identités frontalières, consciences métisses ». On pourrait considérer, d’une manière assez générale, que ces identités frontalières se construisent dans un va et vient entre un univers de référence symbolique global et systémique et un espace plus tourné vers le spécifique et qui constituerait l’identifiant local.
Rap d’Algérie : métissages médiatiques

Alger est probablement la capitale méditerranéenne la plus « parabolée » avec plus de 85 % de la population branchés à la multitude de bouquets de satellites, et l’ensemble du pays est majoritairement arrimé aux images qui pleuvent du ciel (55 %). De ce fait les modes de perception de l’univers social des autres et de soi chez les Algériens, et en particulier, de la frange la plus jeune et la plus soumise aux messages audiovisuels sont essentiels. On sait, par ailleurs, ce que représente cette jeunesse tant au niveau de son importance démographique que de son rôle dans les mouvements sociaux : « Sur la population totale en Algérie en 1997, la proportion des jeunes s’élevait à 9,2 millions sur une population estimée à 29 millions, soit 31,7 % » (Musette 2000).

Plus une société se donne à voir à travers ses pratiques et ses actes d’une manière diversifiée, plus elle aurait tendance à se représenter dans ses discours dans une perspective uniforme et consensuelle. Comment se fondent des représentations et des pratiques symboliques chez les jeunes Algériens d’aujourd’hui ? Plutôt que de se tourner vers des caractérisations essentialistes et uniformes, il nous semble plus pertinent de mettre en regard des expressions de jeunes (ici des genres chantés) pour rendre compte des différentes configurations de ces représentations. On aura, fondamentalement, des distinctions qui renvoient autant au socle social qu’elles semblent privilégier les scénarii de vie.

À partir de l’exemple d’un genre musical comme le rap, nous essaierons de montrer comment des cadres d’expression, ici la chanson, peuvent traduire des desseins symboliques différents dans certains cas et favoriser dans d’autres des liaisons entre des motifs convenus et des valeurs proclamées. On peut considérer ainsi que, selon une approche convenue, le rap extériorise en quelque sorte la désaffiliation dans un procès individuel où domine la recherche de l’intégration à des institutions crédibles au nom d’une éthique de justice et d’égalités sociales. Enfin, dans un domaine où les transferts et la circulation de modèles et de contraintes mondiales sont de mise, il est d’autant plus éclairant de mesurer le degré d’intégration de ces expressions dans un contexte transnational dynamique. Comme il est tout aussi nécessaire de saisir le cadre complexe de ce qui a été décrit comme anomie sociale à travers un mode de dire et un mode de faire la musique. Ce qui complèterait ainsi la mise en relation d’une représentation sociale dans son cadre d’origine et dans son rapport aux contextes plus larges de son élaboration.

Plus précisément, en ce qui concerne le rap en Algérie (Miliani 2000), il ne s’agit pas seulement des « images », des effets de séduction ou d’identification à travers des « messages » ou des contenus sociaux, mais davantage des manières de se définir et de concevoir les relations et le monde social réel dans lesquels se meuvent et vivent les individus. À l’instar de nombreux pays africains (Servant 2000), le rap a pris racines dans les pratiques d’écoute et de prestation musicale en Algérie au début des années 1990. Sa naissance, en particulier à Alger puis plus tard dans les autres villes du pays, a coïncidé avec le début des troubles politiques et sociaux qu’a connus l’Algérie tout au long de la décennie.

À la fin des années 1980, quelques parodies de rap témoignent de l’intérêt des jeunes chanteurs pour ce genre. C’est le cas de Sarwal loubia (pantalon haricot) de Hamidou entre autres exercices de mimétisme distancié qui indique que l’adoption du rap est dans une phase d’imprégnation. Mais déjà quelques groupes se montent dans des rencontres privées au début des années 1990 (de la traditionnelle boom en appartement aux rencontres dans les garages). C’est le cas de Intik (cool), Hamma Boys (qui tirent leur nom d’un quartier d’Alger) et MBS (Le micro brise le silence) de Hussein Dey. Au même moment à Oran, deux DJ, Chemsou et Kada, lancent le groupe Deep Voice qui se produira en 1992 au Centre culturel français.

Le mouvement est lancé et, malgré le climat de terreur et les massacres qui marquèrent l’Algérie jusqu’à la fin de la décennie, le nombre de groupes s’accroît. Dans un univers contraint socialement et culturellement, ces groupes fonctionneront à leurs débuts dans des cercles plutôt fermés. Les premières cassettes produites à partir de 1997 (MBS puis Intik) donnent une visibilité accrue aux premiers groupes et provoqueront avec l’organisation de quelques concerts et des mini-festival une certaine émulation qui se traduira par la création de dizaines de groupes dans toutes les villes : les groupes K2C, Love Life, D Men, K libre, Mana, BAM (pour Brigade anti-massacres), BTR, City 16, RapAttack, HDF, Les Messagères, Two Pass à Alger ; TOC, Ganja, Double Kanon, Raprocket à Annaba ; Sans Frontière, RBF31, Talisman, Tox, Vixit, The Commission, Saalik à Oran ; CJ Street, PsyK3 à Sidi Bel Abbès, etc.

« Arwah sahbi tchouf
(viens voir mon ami)
wech kayen fel kartiyet
(ce qu’il y a dans les quartiers)
ghir ez-zatla wel-kachiyet
(Du chit et des comprimés)
kraht men-hadel hayat
(J’en ai assez de cette vie)
litahdar mcah ignoble
(Tous ceux à qui tu parles te disent)
jet li-men jet
(il pleut où c’est mouillé)
Jet li men jet.
»
(Hood Killer)

Après une phase réactive de multiplication des groupes (avec les modalités de fusion, de scission et de coopération — le traditionnel featuring) va succéder une phase d’élaboration d’une identité musicale plus tournée vers la professionnalisation. Des groupes comme Intik et MBS produiront leurs premiers albums en France et se verront ainsi confrontés à la scène hip hop française. Plusieurs des groupes, à travers notamment certaines émissions radiophoniques et des concerts s’intègrent dans le paysage musical des jeunes Algériens ; même si le rap demeure avant tout un genre générationnel marqué (les 15-20 ans).
Autour du rap : pratiques planétaires et symboliques nationales3

L’historiographie du rap comme mouvement musical émergeant à partir de la fin des années 1970 est aujourd’hui amplement développée. On peut y relever quelques constantes significatives :

— Le rap naît dans des situations sociales critiques et, dans la plupart des cas, dans les espaces urbains stigmatisés (quartiers populaires, banlieues, etc.).

— Le rap inaugure des modalités musicales nouvelles : manières de faire de la musique et manières de construire une esthétique musicale.

— Le rap est aussi un outil politico-social. Il véhicule d’une manière affirmée des valeurs et des attentes sociales qui font fi, dans leur énonciation, des protocoles euphémistiques. Mais il est également revendiqué comme parole politique au niveau des groupes ou de certaines institutions étatiques. Ainsi, depuis 1996, le gouvernement cubain finance un congrès annuel de hip hop avec des stars locales et internationales.

On assiste également, et tout particulièrement dans les pays du Tiersmonde, à un phénomène d’extéritorialité et de re-territorialisation musicales. Le rap (comme la house) ré-utilise des répertoires attestés, puise dans le fonds musical mondial. En l’occurrence, ici, les musiques dites du monde se révèlent un réservoir important pour réinventer de nouvelles sonorités qui s’imposent aux pays d’origine avec leurs propres matériaux mélodiques et musicaux réajustés aux couleurs sonores des musiques urbaines. Ainsi l’exemple du bhangra : « Créé par le rude paysan du Penjab pour fêter moissons, mariages et autres heureux événements, le bhangra a été exporté par son petit-fils expatrié en Occident. Là-bas, on l’a mélangé au rap et au reggae des quartiers noirs défavorisés et à la musique de film en hindi. Ainsi réinventé, il a été réexporté en Inde par les grandes maisons de disques qui en tirent d’énormes profits. Et ici, en Inde, il aide les gosses de riches — les enfants d’une élite sociale de plus en plus anglicisée — à redécouvrir leur héritage rural » (Deshpande 2000).

Au plan des logiques sociales et des stratégies mises en œuvre dans la pratique du rap, on rappellera ici principalement les rituels de conflit et les logiques de l’honneur qu’il illustre. Pour Lepoutre (1997), le hip hop est conçu sur des logiques fondées sur l’honneur et la compétition qui passent par des rituels de substitution aux affrontements physiques. Pour cet auteur, le rap est la forme la plus achevée de la culture cultivée issue de la culture des rues. Auparavant, Lapassade (1993), en définissant la culture hip hop comme structurée autour du défi et de la compétition, avait montré qu’il s’agit souvent d’un procès de légitimation destiné à se faire intégrer non tant dans la société globale que dans celle qui constitue la mouvance hip hop.

Mais on peut considérer également que le rap, par sa généralisation, diffuse une certaine marginalisation stylistique pour mieux s’ouvrir à l’universel « même si les cultures des jeunes sont une métaphore d’un contexte précis, des voies multiples de communication transnationale s’établissent et font que des jeunes, dans des endroits très éloignés les uns des autres s’identifient avec des styles semblables. La comparaison de ces styles ne dépasse pas la symbolique, mais son appropriation produit à chaque endroit des cultures tout à fait différentes, ce que nient les théories qui voient dans les cultures des jeunes une voie d’homogénéisation à l’échelle planétaire. L’expérience montre aussi que les jeunes des milieux défavorisés, soit dans des pays périphériques, soit dans des pays centraux, peuvent être marginalisés, mais pas forcément marginaux. En manifestant un style, la marginalisation n’est plus une stigmate et devient un signe. Un signe qui les ouvre à l’extérieur, qui leur donne un langage universel » (Feixa 1999).
Pratiques du rap et formulations de l’interaction sociale en Algérie

Plus que tout autre expression contemporaine, le rap en Algérie (ses différents protagonistes, chanteurs, musiciens et amateurs) apparaît comme l’une des premières formes de création et de consommation culturelles entièrement façonnée par les médias supranationaux (télévision, radio, musique enregistrée). Loin de se traduire par de simples effets de mode (genre musical, vêtements, habitudes et pratiques de consommation), cette origine met en œuvre des comportements, des modes de représentation du monde et de soi qui relient à la fois les rappeurs algériens à leurs congénères de par le monde et les distinguent4.

Le développement aussi rapide que qualitativement réussi du rap hors de la capitale Alger (Oran, Annaba, Sétif, Constantine, Tlemcen, etc.) réintroduit des formulations locales au sein même de ce qui est l’une des manifestations de la globalisation médiatique par certains marqueurs (accent, couleur musicale locale, etc.) et de ce fait se distinguera du modèle national dont Alger serait le référent.

Ces positionnements sont perceptibles dans les pratiques et les comportements culturels autocentrés, des groupes de rap, de techno qui évoluent dans des structures souples, plus ou moins autonomes de l’environnement extérieur (malgré quelques tentatives plus ou moins volontaristes, peu de connexions durables existent entre les différents groupes).

En fait, ce qui rend difficile le développement du mouvement hip hop en Algérie (dans les pays du Tiers-monde ?) est l’absence d’espaces d’invention, « d’interstices » où peut s’élaborer une culture de la marge (d’outsiders) proprement dite. On observe ainsi que le mouvement hip hop reste davantage une culture exclusivement médiatisée et pratiquement « projetée » en vase clos (lecture de magazines, écoute de CD ou visionnement d’émissions) qu’une culture réellement vécue comme ailleurs dans l’espace public (à l’exception des quelques rares occasions où se tiennent des concerts). D’où le caractère quelque peu virtuel et relativement utopiste de la culture hip hop en Algérie.

Dans les faits, cette culture hip hop en Algérie fonctionne assez fréquemment comme un réseau à l’intérieur d’autres réseaux d’interrelations sociales. Elle se manifeste, comme nous l’avons suggéré, en tant que réseau propre à quelques occasions (galas ou festivals). C’est à la fois une culture totale par son dessein éthique et esthétique et une culture occasionnelle par ses manifestations dans l’espace public. Elle se formule par une mise en conformité complète de toutes les formes de visibilité sociales (vestèmes, consommation, langages, comportements individuels ou de groupe). Cela se manifeste par une « sémioticité généralisée » qui, d’ailleurs, au niveau de la caractérisation médiatique, donne lieu à une vision stéréotypée, voire caricaturale. Mais cette immersion n’est jamais permanente et définitive, elle est souvent sporadique (en dehors des professionnels, elle n’excède jamais trois ou quatre ans). Cependant, elle participe de la construction d’une expérimentation sociale dont il serait intéressant d’analyser les effets dans le domaine des relations inter-individuelles et sociales et dans la modification du répertoire d’horizon d’attente symbolique.

Cela a pour conséquence en tout état de cause de relativiser le poids de la culture partagée dans l’imposition de normes et de comportements propres (chacun en fonction de ses sources d’information et de ses moyens pour se procurer disques, vêtements, magazines et autres accessoires). En Algérie, on peut relever un certain nombre de symptômes de surinvestissement symbolique ; ce sont dans certains cas, les phénomènes de projection où le rap est perçu comme moyen de s’en sortir pour certains, ou de s’affirmer d’un lointain provincial (Double Kanon originaire de Annaba, Jamra de Tlemcen) par rapport à une centralité double d’Alger (la capitale politique/ médiatique et celle du rap algérien). Mais il y a aussi dans l’investissement confidentiel ou fermé dans cette culture une manière d’alimenter les ressentiments, les frustrations et le désir de s’expatrier au nom d’espaces plus propices à la création et à l’exercice plus conforme de cette musique : « […] Un grand nombre de manifestations des cultures de la jeunesse sont de nature épidémiologique, en ce sens qu’elles s’attaquent simultanément au comportement social de nombreux jeunes à un endroit donné bien que leurs causes ne soient pas exclusivement locales contrairement à ce que laisseraient penser les théories diffusionnistes, le hip hop par exemple, illustre la complexité des frontières et des flux interculturels qui façonnent les différents mondes habités par les jeunes. Quelle est la logique du hip hop ? Celle du ghetto ou celle du réseau ? Est-ce la prise de conscience qui entraîne le mouvement, ou est-ce le mouvement qui suscite la prise de conscience ? » (Machado Pais 2000).

Le rap confirme la tendance apparue avec la chanson raï (au cours des années 1970-1980) d’une appropriation instrumentale des outils de la modernité technologique (informatique, matériel de reproduction audiovisuel) qui semble faire l’économie des savoirs transmis dans la logique des traditions musicales locales ou européennes (processus long de maîtrise de l’instrumentation, de mémorisation des textes, de gestion des contraintes liées au perfectionnement vocal ou instrumental). Le rap participe de cette démocratisation « par défaut » qui, en fait, correspond au déficit structurel et institutionnel en matière d’apprentissage et de promotion de l’activité musicale. De ce constat, on peut relever que le rap est l’émanation de ces nouvelles attitudes face au monde et à la gestion sociale de la définition de soi dans les milieux de la jeunesse urbaine. Il n’exprime pas quelque chose d’invisible, il est dans la forme qu’en donnent ses pratiquants et ses publics, cette composante même de leur imaginaire.

C’est une musique qui se « prend au sérieux » et un chant qui se veut une expression transitive, dans le sens où ce style musical accorde autant de place à son usage social qu’à la dimension ludique de sa manifestation (cf. le nombre de chansons où l’on se défie au nom du bon rap, de ce que l’on vaut sur scène, de la richesse de son propre travail). L’auto-réflexivité est de l’ordre de l’assurance, de discours prescriptifs sur le bon rap.

Le rap se met en place dans des structures du loisir et du marché musical uniquement (même si le DJ animateur tend à être de plus en plus présent dans les fêtes privées). Il rompt de ce fait avec ce qui, jusqu’alors, innervait toutes les révolutions musicales du siècle dernier : la culture communautaire et familiale.

Cette révolution imperceptible est concomitante des modalités d’occupation de l’espace urbain. Cela correspond aux modes de sensibilisation, d’apprentissage et de création des groupes de rap et les changements dans la gestion et la production du festif. Cela se traduit, par exemple, par le passage de la salle commune à la tente, et de la tente à la location de la salle de fête ; de l’organisation collective à l’organisation individuelle de la fête.

Par ailleurs, les différenciations interviennent dans la modélisation du collectif et de l’individuel. Le rap informe le groupe dans lequel se distinguent les individualités. Nom de scène, mais peu d’identification de leader, ou tout simplement interchangeabilité des rôles qu’illustre très bien la technique dite de « passe-passe ; c’est-à-dire le relais dans le chant solo que symbolise — pour les groupes sans moyens — la transmission du micro.

Cependant, le rap se distingue dans les modes d’adaptation et de gestion de l’art musical :

— par la maîtrise des modes technologiques de production et d’amplification des sonorités musicales ;

— par un apprentissage fondé sur l’écoute et la restitution ;

— par la polyvalence des acteurs (on est aussi bien chanteur, musicien, choriste, sonoriste, etc.).

On ne peut dès lors contraindre, malgré ses effets avérés, une activité artistique à ses seuls éléments sociologiques ou contextuels. Le travail d’écriture, l’investigation musicale sont pour ces musiciens et chanteurs aussi importants que la revendication du dire et du témoignage. Même maladroite ou stéréotypée, cette exigence d’accomplissement ou de singularité du ton et de l’écriture sont aujourd’hui, l’une des perspectives où beaucoup de ces jeunes, musiciens ou chanteurs, s’engagent résolument.
Thématiques sociales et stylistique de jeunes

Le rap se généralise à la marge du mouvement politique et partisan, fruit de l’ouverture démocratique du début des années 1990 en Algérie. Il se focalise dans sa première formulation sur les faits les plus emblématiques. Pour Intik (des paroles en l’air) : « Il faut élucider maintenant/tous ces mystères/ certains disent génocide/d’autres disent guerre […]. » Dans la même veine, Hamma Boys (SOS) ont recours à la même interrogation forte : « Nas tetmacha bel PA/nas tebraki felcjayaz wel-zawaliya/fihadel denya/hna melina mel-les promesses/krahna mel-les promesses/on demande SOS […]. »

Ce qui domine c’est particulièrement la transcription d’une certaine atmosphère d’injustices au quotidien :

« Jet lebraya ledar
(la lettre est arrivée à la maison)
El-youm ya-sahbi
(aujourd’hui mon ami)
Bali rahoum yacaytoulek
(il me semble qu’ils t’appellent)
Flen weld-flen
(un tel fils d’un tel)
Arwah lel-birou
(viens au bureau)
Fel-central
(au Central [commissariat de la police])
El-siloun yestena fik
(la cellule t’attend)
Jib etl karta national
(Apporte la carte nationale)
Maken lah et-hir
(tu n’as pas à t’étonner)
Wetgoul wech dert
(et te demander ce que tu as fait).
»
Kondamné
(liste rouge)
(Double Kanon)

Il y a une certaine unité thématique des chansons autant par ce qu’elles désignent que par les modes de désignation. Ainsi pour parler de corruption, ce sont les désignants à la fois médiatiquement récurrents et affectés d’un fort coefficient spectaculaire qui sont privilégiés : Double Kanon parle de Kamora, Tox de Algeriano Escobar, Jamra de Maléfique Maestro et BLD de Rapcity. La chronique désenchantée d’un vécu souvent frustrant se décline dans des chansons qui, dans leur intitulé même, optent pour une visée énonciative performative (d’où le fait que c’est souvent dans cette perspective que l’arabe algérien est le plus usité) : MBS, ‘Mchi tel’ab (Va jouer ailleurs !), BLD, Fehmni ya jeune (Comprend moi jeune), Lotfi, Kifen’dir (Comment faire ?), Tox, Kounek fort ! (Sois fort !).

« Tbel’ou el-biben fi-wejh les jeunes
(les portes se sont fermées au nez des jeunes)
bessah e-sah i-ben
(néanmoins la vérité se dévoilera)
Nichen Sofiane yegdeb el-mic
(N’est-ce pas Sofiane qui prend le micro)
yekhorjou-lah niben
(et les canines lui sortent)
khams essnin tec rap fi-wahran cheb eras
(cinq ans de rap à Oran, les cheveux ont blanchi)
CNS wella nasstout le monde est calme
(Que ce soit les CRS ou les gens, c’est normal).
»
First Love (Perfect G’s)

La pratique du rap par les jeunes Algériens se présente comme un mode d’appropriation groupale d’acteurs sociaux identifiés en premier lieu par des référents d’identification générationnelle (moins de 30 ans). C’est ainsi que la quasi-totalité des groupes fait de la jeunesse une thématique centrale de leur répertoire : JK (Jeunesse de Kouba), la jeunesse algérienne ; D. Men : « Notre première chanson, l’ombre du néant parle du quotidien, de la misère et de la révolte de la jeunesse algérienne. Nous avons également écrit un autre texte intitulé El Houma repère de cette jeunesse-là et leur espace de vie (la ville — l’urbain). »

D’une manière assez générale, dans les thèmes abordés dans les chansons, le politique est très présent à travers la médiation culturelle de base que transmettent la télévision et les titres de la presse nationale. On retrouve à l’identique des formes occidentales du rap un usage du fragmentaire au plan expressif qui se traduit par une fréquence d’images-flash. Il y a dans cet usage une volonté de rendre compte des expressions sociales de la mal vie et des contraintes de la vie sociale dans leur multiplicité. Cela se manifeste également par une forme de « zapping situationnel », des séries de constats enfilés les uns aux autres qui doivent faire sens, ou du moins avisent de la force transitive du message revendiqué. On y relève une large confrontation de référents appartenant à des univers distincts. Est-ce la réfraction de l’univers des sources (TV/ciné) ou l’adaptation des formes de mélange qu’offrent aussi bien la télévision que l’informatique aujourd’hui ? Les textes chantés sont fondés sur des expériences individuelles qui, à travers leur effet polyphonique, développent une sorte d’énonciation collective, un « nous » souvent implicite. Cela se manifeste au plan stylistique par une dominante des figures de « métaphores flottantes ».

« Si tu cherches à salir ma smala
je riposte du haut de ma poche
si tu cherches les emmerdes
chala bala
la générale armada sera là […]
toujours plus fort Talisman
entre en scène comme des Lords
armé du Mic comme la masse de Thor […].
»
Ma smala
(Talisman)

Enfin, sur le plan langagier5, on retrouve dans le rap divers modes de dire : alternance codique (mélange de langues standard et dialectale de l’arabe ou de l’arabe dialectal et du français) de type conversationnel (modes de dire qui sont focalisés sur des postures générationnelles : le mouv’, etc.) et thématique attendue (le désarroi des jeunes, les massacres, le terrorisme, la drogue). Il y a une certaine attraction pour les dénominations étrangères qui marquent souvent la filiation musicale et l’esprit du hip hop (nom des groupes, titres des chansons). Cela se traduit également par une réactualisation des jeux et manipulations langagiers qui sont souvent un syncrétisme entre certaines traditions ludiques des langues maternelles et celles des savoirs véhiculés par les médias électroniques (radio/télévision/musique enregistrée, etc.)

Université de Mostaganem, Algérie.


Bibliographie

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2000 « Le bhangra, fierté de la jeunesse indienne », Courrier de l’Unesco, 5.

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1999 « Ethnologie et cultures des jeunes. Des “tribus urbaines” aux “chavos banda” », Société, 63 : 116.

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1993 « Le défi et la compétition dans le hip hop », in Institut de l’Enfance et de la Famille, Le rôle du sport dans l’intégration sociale des jeunes, Paris, Syros : 53-60.

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1997 Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob.

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2000 « Transitions et cultures de la jeunesse : formes et manifestations », Revue internationale des Sciences sociales, 164 (La jeunesse en mutation) : 260.

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2000 « Savoirs inscrits, savoirs prescrits et leur expression symbolique en milieu urbain en Algérie. Le cas du rap », VEI-Enjeux, 123 : 149-162.

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2000 « Les mouvements des jeunes : enjeux et perspectives », Les Cahiers du CREAD, 53 : 37.

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2000 « L’Afrique conteste en rap », Le Monde diplomatique, 561 : 32.

Trimaille, C.
1999 « Le rap français ou la différence mise en langues », Lidil, 19 : 79-98.
Discographie

BLD
2000 Dark Side, Alger, Éd. Soli Music.

City 16
2000 Asma’, Alger, Soli Music.
2000 Nouvela, Alger, Soli Music.

Collectif
1999 Algerap, Paris, Virgin.
2000 Wahrap, La nouvelle génération rap d’Oran, Paris, Atoll Music.

Constatrap
1999 Adra, Constantine, Édition Ouarda Phone.

Diable rouge
2000 Bandis Makra, Alger, Soli Music.

Double Kanon
1998 Gangsta Rap, Annaba, Éditions SKS.
1999 Kondamné, Alger, Soli Music.
2000 Kanibal, Annaba, Éditions SKS.

Groupe Arabattack
1999 Sétif, Éditions Musicales Etherlux.

Hood Killer
1999 Fi men jet ? Annaba, Éditions SKS.
1999 Kartia, Alger, Soli Music.

Intik
1998 Alger, Éditions Gamma.
2000 Intik, Alger, Éditions Gamma.

Jamra
2001 Guerre des ombres, Oran, Éditions Lazer.

K-2C
2000 K d’inconscience, Alger, Soli music.

Lotfi (groupe Double Kanon)
1999 Lakamora, Mafia Politique, vol. 1, Annaba, Éditions SKS.
2001 Break Dance, Alger, Dounia.

Lotfi/Zine
2001 Fonklore, Oran, Édition Sun House.

Lotfreestyle
2001 La Kamora II, Alger, Édition Dounia.

MBS
1997 Aouama, Alger, Édition Prestige.
1999 Le micro brise le silence, Alger, Édition Prestige.
1999 Le micro brise le silence, Paris, Island Records.
2001 Wellew, Alger, Dounia.

Ouled el Bahia
2000 Rap ray, Oran, Édition Pop d’Or.

Raprocket
1999 Annaba, Édition Rahmani A.

RBF 31
1999 WAHRANE, Oran, Sawt el Arab.

Tox
1999 Oranderground, Oran, Lazer Productions.
2001 Ghir Hak, Oran, Éd. Studio Redson.


Notes
1 « On pourrait dire que les musiques traditionnelles sont perçues comme étant authentiques, les musiques folkloriques comme éclectiques et la world music comme syncrétique » (Aubert 2001 : 33).
2 On peut lire à ce sujet les réflexions de Abderrahim Lamchichi (2000). Axé sur la question de l’islamisme, le propos montre comment la mondialisation est vécue comme utopie et frustration.
3 Voir à propos de l’histoire et du développement du rap la synthèse de Jeff Chang, « La flamboyante odyssée du hip hop », Le Courrier de l’Unesco (Musiques : génération fusion), juillet-août 2000.
4 « Elle (la chanson rap) est un espace de circulation, d’appropriation et de création de modèles comportementaux divers. En ce sens, nous supposons d’une part que la chanson est un révélateur des représentations et des pratiques urbaines (tant du point de vue de leurs caractéristiques que de leur signification sociale), en les mettant en œuvre ou en les excluant, d’autre part qu’elles les influencent » (Auzanneau, Bento & Fayolle 2002 : 70).
5 Sur la question de l’usage linguistique dans le rap on pourra lire avec profit un certain nombre de remarques qui pourraient être adaptées au cas algérien dans l’article de Cyril Trimaille (1999).

Pour citer cet article
Hadj Miliani, Culture planétaire et identités frontalières. À propos du rap en Algérie, Cahiers d’études africaines, 168, 2002
http://etudesafricaines.revues.org/document165.html

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