BLEDWOOD ou le cinéma du pauvre en Algérie à l’assaut de la mondialisation – Hadj MILIANI

« L’Universel c’est le local moins les murs » Miguel Torga

Collection BLEDWOOD

INTRODUCTION :

Cet essai se propose de présenter quelques observations sur la manière dont s’expose la société qui se donne à voir dans des fictions audiovisuelles particulières. Le corpus choisi correspond à une série de bandes vidéo à vocation humoristique qui se sont multipliées depuis le début du millénaire et dont l’audience publique incontestable a fini par imposer un certain style ludique et humoristique. Ce style, s’il en fut, conjugue plaisanteries de quartier, parodies méchantes et dérision noire. Souvent affublés de chéchia, de pantalons traditionnels, de gilets cintrés et de paires de chaussures Adidas, les acteurs- danseurs-saltimbanques mêlent sans complexe blagues minimalistes et allusions grivoises. Petit à petit, forts de leur succès d’estime, ces amuseurs se sont mus en hommes-sandwichs pour d’innombrables publicités locales et en messieurs Loyal de campagnes d’utilité publique. Ces comiques manient dans la plupart des cas les parlers populaires truculents et crus de la rue et raclent leur inspiration dans le vieux fonds d’histoires de belles-mères irascibles, de mères envahissantes, de paysan naïf et de chamailleries de voisinage. Dans un espace cinématographique quasi à l’abandon (salles délabrées et production anémique) et l’horizon verbeux et contrit des programmes télévisés nationaux, ces comiques en ont profité pour adapter leurs parodies gentilles et leur humour décalé à des productions vidéo plus ambitieuses, même si elles ressortent de l’esthétique de la pénurie et du bricolage maison. Ainsi, depuis trois années, ce sont des dizaines de vidéo au format VHS ou en VCD (dérivé économique et aléatoire du DVD) qui ont vu le jour[1]. Versions parodiques de ‘Mission Impossible’ ou des ‘12 salopards’, ces productions déclinent tous les ingrédients de la vieille contradiction entre monde rural et monde urbain, nouveaux riches et fauchés endémiques, rivalités féminines et machisme fanfaron. Réalisées avec des comédiens dont certains sont connus en grande partie pour leurs prestations comiques à la télévision et lors des galas artistiques, ces vidéo sont, dans leur quasi totalité, produites en Oranie et principalement à Oran[2]. Dans les réflexions qui suivent, il ne s’agit pas tant de comparer l’univers de ces récits filmiques à la société existante, mais d’établir à travers ces fragments de vécu fictionnel (leur parti pris d’excès parodique et fabulateur préserve l’analyse des homologies trop hâtives) les configurations socio-symboliques les plus prégnantes auxquelles s’identifient et que transmettent un certain nombre d’acteurs sociaux. C’est donc à une mise en perspective des énoncés significatifs des codes culturels que s’astreint cette investigation en considérant à la suite de Roland Barthes que : «Les énoncés du code culturel sont des proverbes implicites : ils sont écrits dans ce mode obligatif par lequel le discours énonce une volonté générale, la loi d’une société et rend inéluctable ou ineffaçable la proposition qu’il prend en charge. Bien plus : c’est parce qu’une énonciation peut être transformée en proverbe, en maxime, en postulat que le code culturel qui l’appuie est dénoncé : la transformation stylistique ‘prouve’ le code, met à nu la structure, découvre la perspective idéologique »[3].

Au Maghreb, la tradition comique et humoristique s’est longtemps exprimée à travers les pratiques carnavalesques (style Boussadia, Baba Salem, etc.), les contes amusants d’expression citadine ou rurale dont le personnage le plus célèbre est Djeha (avec ses autres correspondants, Bechkerker dans l’Aurès, Si Moussa et Brouzi du Riff, Ben Chekran, Boukerch ou Bouhamar, Hdidwan en Kabylie) et les chansons satiriques et parodiques (‘prières burlesques des tolbas’, improvisations des groupes de Diwan Salhin). Au début du vingtième siècle, la naissance du théâtre algérien se fera sous le double signe de l’adaptation de cette vieille tradition et du répertoire de la comédie européenne en arabe dialectal (C’est ‘Djeha’ de Allalou en 1926 qui est considérée comme la première pièce qui inaugure la naissance de ce théâtre algérien). Mahieddine Bachtarzi, Rachid Ksentini vont dès lors produire des dizaines de pièces entre adaptations et créations qui constituent l’essentiel d’un répertoire comique largement diffusé. Rachid Ksentini poursuit l’essentiel de sa carrière dans cette même veine comique et satirique. Il est l’auteur d’une centaine de chansons qui sont interprétées au cours des représentations théâtrales ou enregistrées sur disques.

Cependant la base régionaliste du comique participe paradoxalement à la construction d’une identité nationale depuis les années 30 avec Rachid Ksentini et le personnage du Bouzaréien naïf, Boutertega, Touri, Hassan Hassani et les personnages de Naïna et surtout après l’indépendance de Boubagra (Hassan Hassani); Rouiched et Hassan Terro, L’Inspecteur Tahar, son apprenti et son accent djidjellien, etc. Nous remarquons que les groupes comiques qui ont émergé au cours des années 80 et 90 se définissent principalement par une spectacularisation de l’humour des couches sociales défavorisées et par une reprise des traditions de boute-en-train des groupes d’âge, en particulier les adolescents et les jeunes. Cette présence massive et continue d’un tel substrat socio-culturel procède de plusieurs caractéristiques. En premier lieu il s’agit dans beaucoup de cas d’une représentation grossie et caricaturale du comportement langagier commun et quotidien où se trouvent représentés certains types et archétypes sociaux. Cela apparaît par exemple au plan de la ségrégation des sexes et des attitudes les plus stéréotypées des hommes et des femmes (masculanité des femmes : discours grossier, voix grave et hystérie permanente). Mais on retrouve assez régulièrement des personnages de paumés, de trabendistes, de voyous, avec en quelque sorte une sur-représentation de la marginalité sociale. Quant aux ressources linguistiques elles sont puisées en priorité dans la culture médiatique la plus conforme (feuilleton américain, ou égyptien; films de guerre ou d’action, sitcom religieux ou historique) Dans ces productions la base du comique, outre les archétypes des personnages (le pleutre, le fanfaron, la pipelette, etc.) tient souvent à la langue usitée, langue circulante et langue du secret, voire de facture générationnelle. Pour une grande part, le dialecte formule la dimension essentielle de la dérision et du comique en composant aussi bien des répertoires lexicaux appropriés que des formes prosodiques et rhétoriques marquées.

« Le ressort de l’humour et du comique dans la littérature orale (contes, proverbes, devinettes etc. ) n’est pas « du mécanique plaqué sur du vivant » ( principe de certains films de Tati ou de Chaplin), mais la transgression sociale et sémantique en général – dans le premier cas, briser les tabous de langage (sexuels, scatologiques ), déclenche le rire quant à la transgression sémantique c’est, entre autres, jouer à l’absurdité aux contradictions internes, aux quiproquos sur les mots ou sur les personnages c’est toutes sortes d’exploits et d’exagérations »[4] Cela tend à favoriser des modalités de représentation[5] fondées principalement sur la dérision, le dénigrement, une forme de distance à soi et surtout l’ensemble des dispositifs qui relèvent du carnavalesque. Parmi les expressions les plus emblématiques en même temps que marqueur du caractère ludique de ces productions, une attention particulière doit être réservée à tout ce qui est lié aux ressources du corps : danse, déhanchement, mimique, etc. Toutes ces procédures de représentation de soi et de l’univers social forment en dernier ressort les modes d’énonciation d’une forme de rhétorique du désespoir (Bourdieu) particulière qui renvoient aussi aux conditions de production de la légitimité. Dans le contexte algérien des dix dernières années cela correspond à un entre-deux où « Nul ne sait où finit la peur vaincue et où commence la gaieté insouciante. »[6]

REPRESENTATIONS SOCIALES ET FORMULATIONS HUMORISTIQUES

Enfin c’est souvent au niveau de ce type de représentation que s’élabore la construction d’une altérité souvent excessive voire démesurée. Même si dans ce contexte la représentation de l’Autre (des Autres) est un moyen de dire soi, d’où l’usage assez fréquent du travestissement qui permet en quelque sorte de distancer le rapport à soi pour mieux ensuite mettre en cause l’univers du Même. Ainsi pour parler des relations entre les hommes et les femmes en Algérie, les films auront souvent recours à des représentations parodiques de femmes ‘européennes’ pour suggérer une certaine autonomie matérielle et sociale des femmes. Il advient assez fréquemment que de l’Autre ne subsistent souvent que des indices qui sont empruntés au fonds culturel de l’imaginaire cinématographique (Indiens, truands, policiers, bourgeois, agents secrets, univers exotiques : Thaïlande, indous, etc.) Cela relève entre autre du problème de la spécularisation des stéréotypes cinématographiques qui peu à peu se sont mus en stéréotypes sociaux établis aussi bien pour ceux qui produisent ces films que pour ceux qui les regardent préférentiellement.[7] Dans des cassettes audio qui ont précédé ces productions vidéo on peut remarquer aisément la mise en place des éléments essentiels de cette construction humoristique des représentations sociales qui ont été par la suite dupliquées à travers les films vidéo. C’est ainsi que dans les sketchs de Houari /Zaouche et le Trio Tadamoun on peut noter certaines formulations particulièrement exemplaires. On remarquera que dans les multiples sketchs, deux types de démarches sont en œuvre :

-La première met en avant une sorte d’hyperréalisme des situations (les prêts de voisinage; le problème du mariage des jeunes; la cartomancienne et la voyante). Les personnages se déclinent dans des situations duelles (enfant et voisine; fils et mère; voyante et cliente). Et fondent la stratégie humoristique sur des effets de répétition (la voisine), une référentialité exacerbée (le mariage), et la parodie critique (la voyante). L’hyperréalisme vient du renforcement du trait social (voyante enrichie; voisine exaspérée), de l’archétype sexuel (expressions, intonations de femmes), ou de la différenciation générationnelle. (enfant /adulte; jeune/vieux). – —La seconde porte sur une parodie des usages instituées des langues : celles qui ont trait au discours du reportage qui donne la parole aux acteurs de la guerre de libération nationale par exemple ou aux divers responsables administratifs ou politiques; les feuilletons emphatiques et guerriers à vocation historique arabes et les feuilletons égyptiens populaires qui mettent en situation le petit peuple des campagnes. A l’évidence c’est en référence à une culture médiatique dominante et à large consommation populaire que se construisent ces sketchs qui s’appuient par un effet de dévoilement et de parodie sur le langage de proximité des jeunes ou de la ville.

Dès lors qu’ils s’incarnent dans une dynamique de développement des technologies des médias liée à des usages de proximité de plus en plus accessible (en particulier grâce à la duplication) ces films nous interpellent sur la manière dont ils s’adaptent ou, au contraire, se démarquent des normes de la mondialisation des industries culturelles de l ‘image. A l’examen, au moins empirique, on retrouve une sorte de règle en la matière : des sujets légers, l’importance du paraître, la singularité des trajectoires et une humanité manichéenne de loosers et de winers. Le fonds imagologique est souvent puisé dans les séries télévisées et les films à grands effets. Du point de vue des invariants, une place importante est accordée à l’argent comme ressort dramatique et comme motivation. On peut déceler au niveau du mode de configuration esthétique une sorte de balancement entre le mimétisme dans le détail et l’intrusion de la couleur locale : inscription de certaines valeurs esthétiques, multiplication de marqueurs du local qui cassent ou rompent avec la copie parfaite du modèle. L’autre soi-même est souvent exhibé à travers le grossissement au niveau dramaturgique, la dérision dans le traitement du sujet ou la pantalonnade comme ressort comique sont à la fois des choix de rétrécissement thématique et de convenance au plan matériel. Cela participe en quelque sorte de la vieille tradition de la Comedia del Arte. La langue est paradoxalement le seul instrument véritablement habité et revendiqué comme ressource originale par les comédiens et les spectateurs. On peut considérer qu’il s’agit en fait du système symbolique le plus maîtrisé et celui qui implique davantage la dimension du local, du collectif, du sacré, de l’honneur, de la solidarité segmentaire, de quartier, de voisinage, de sexe et de génération. C’est dans ce sens que l’on peut estimer que du point de vue sémiotique c’est la langue qui constitue principalement le vecteur des représentations sociales de référence alors que les thématiques abordées participent davantage des représentations sociales d’usage :

« Les Représentations Sociales de référence se manifestent volontiers comme expressions verbales préfabriquées : maximes, clichés, dictons, proverbes ou expressions stéréotypées, alors que les Représentations Sociales d’usage sont souvent implicites ou se manifestent, le cas échéant, comme l’aboutissement d’activités réflexives ou de formulations a posteriori facultatives. »[8]

QUELQUES PROPOSITIONS ANALYTIQUES

Comme la nature a horreur du vide, c’est une production qui vient compenser un certain cinéma algérien populaire qui avait, aussi bien à la télévision qu’au cinéma, eu son heure de gloire entre les années 60 et 80 (Hassan Terro, L’Inspecteur Tahar, Boubagra) Personnages sans qualités(en apparence), ils renvoyaient plutôt qu’aux classes populaires aux couches moyennes sans identités particulières que celle de cumuler les handicaps matériels des couches sociales inférieures et celles des classes sociales supérieures au plan de l’engagement éthique et esthétique. Ce sont des produits où le petit peuple est le sujet principal avec ses préoccupations quotidiennes. Le sujet énonçant ou plus exactement le destinateur renvoie à l’éthique et aux valeurs de ce petit peuple. On y reconnaît quelques traits indiciels d’une forme de populisme culturel. En premier lieu domine une vision globalisante et non discriminée du peuple. Ce sont davantage des sentiments, des comportements collectifs qui sont cernés que des individualisations. Les rôles sont construits sur des archétypes : le mari, l’épouse, le truand que le travestissement et la parodie réduisent à une sorte de caricature animée. L’humour et le dérisoire forment le mode principal du pacte de lecture de ces films. L’humour est fondé essentiellement sur la dérision, la moquerie, le grossissement des traits, le burlesque et le quiproquo. Il y a une indifférence pratique des classes populaires aux discours (effets de la dérision et du mauvais esprit).

Une esthétique combinée de bricolage et d’innovation est constamment à l’ordre du jour. C’est ainsi que les espaces et les décors sont des donnés et non des construits. On utilise par exemple le bateau pilote du port pour simuler un yacht; en extérieur: jardins, terrains vagues, ruelles, etc., forment des sortes d’arrière-plan commodes plus qu’ils n’indiquent véritablement un cadre spatial avéré ou un environnement social marqué. On a souvent l’impression qu’il y a une sorte de mise en scène de la pauvreté des moyens. Elle peut être utilisée comme effet parodique, on remplace la Harley Davidson par un véhicule pour handicapé, le cheval par un âne philosophe, etc. De ce fait, malgré les emprunts, les clins d’oeil, les références directes la distance est semble-t-il constamment maintenue entre ‘eux’ et ‘nous’. On peut raisonnablement considérer que ces films manifestent une forme d’imposition manifeste du local. En fait, le système de reconnaissance s’affiche comme local à la fois dans sa dimension référentielle (tel quartier, tel lieu reconnu, tel personnage officiel ou reconnu, etc.) et dans sa dimension éthique : les valeurs et les normes sont celles du microcosme. On voit ainsi se déployer une culture de la proximité (les copains, les petites gens) : voisinage direct ou indirect. Dans ce sens la nominalisation est essentielle au niveau de l’identité normative : le prénom est de rigueur, voire le sobriquet ou le surnom ; il est un des principaux marqueurs qui situe aussi bien la région que l’extraction sociale comme il modalise au plan de la réception la connivence. Dans cet univers les espaces publiques domestiques charnières sont privilégiés : cafés, hôtels, épiceries. Alors que la vieille querelle de l’urbain et du rural est une ressource inépuisable de prétextes dramatiques. C’est ainsi que la dichotomie urbain/rural s’affiche directement (SOS Cachir) ou indirectement à travers le vécu, la langue ou les références campagnardes. Dans tous les cas de figure, le fait que les espaces de jeu se situent à la périphérie de la ville induit immanquablement une ambivalence rural/urbain constante. Le noman’s land mi urbain, mi rural qui figure assez souvent dans un certain nombre de ces films définit exactement la modalité de prolifération urbaine actuelle, espaces qui oscillent entre nature vierge et territoire de non droit, confins d’une campagne proche et ceinture urbaine délaissée.

L’univers de la réussite sociale est illustré par un certain nombre de constantes : la villa, l’habit, la voiture, la belle femme. A la différence de la représentation dominante dans les systèmes de référence médiatique (publicité, univers médiatique en général), il y a toujours une certaine distance par rapport au fait lui-même, à travers notamment la dérision ou l’excès de monstration (c’est le cas du film sur le mariage : Bakhta et Nazim). Tout est grossi sans que pour autant l’on soit dans une quelconque vision manichéenne. Ainsi dans un de ce films, la bourgeoise est insupportable comme son mari, mais la bonne n’est pas plus morale que ses patrons. Quand elle change de statut pour accéder à celui de patronne elle est encore plus caricaturale que le modèle. Cependant, malgré les ors et les paillettes elle garde le bon sens de son milieu d’origine. L’autre paradigme qui structure beaucoup de ces films c’est celui d’une sorte d’éloge implicite de la débrouille. Le social s’expose comme un univers de la précarité (du manque ou de la nécessité matérielle pressante) et par voie de conséquence implique nécessairement celui de la débrouille ; dans ce sens on peut considérer qu’il est moins question de marginalité que de périphérie sociale ou plus précisément de bords. Cette métaphore de la bordure exprime exactement la distance médiane sociale et symbolique que tiennent les personnages entre une centralité normative et agréée et une périphérie de relégation subie ou assumée ; l’essentiel est que la circulation entre les deux pôles dessine en quelque sorte les seules trajectoires possibles.

Ainsi les petits métiers sont rarement présentés comme précaires ou synonyme d’échec social. Bien au contraire on y découvre une certaine gestion personnelle du temps, une plus grande disponibilité par rapport à l’environnement. La vertu n’est donc pas particulièrement celle de l’effort, mais plutôt celle de réussir à accumuler des biens sans trop d’efforts. Est-ce là des caractérisations qui révèlent une certaine contestation de la norme sociale ? Il semble que l’on a plus exactement l’expression symbolique de l’insubordination (tout le contraire de la révolte ou de la transgression) et le culte de l’indifférenciation fataliste. Ceux qui réalisent ces produits, techniciens et comédiens sont conscients des manques, du bricolage, de l’à – peu près du travail. Ils le vivent comme une incomplétude irréversible. C’est pourquoi la confrontation avec les modèles formatés de la globalisation dans leur version populaire est toujours vécue comme un inaccomplissement définitif incorporé d’une manière tout à fait sereine dans la démarche. Cela constitue une des manifestations de ces incertitudes identitaires que formulent les productions symboliques (théâtre, chanson, cinéma, arts plastiques, littérature) qui se situent entre continuité et rupture. On peut reconnaître dans ces productions une sorte de mondialisation à rebours. La relocalisation des grands invariants de la production sérielle : Dallas est ramenée à l’univers d’une petite villa ; l’univers complexe et cosmopolite des séries policières est réduit à quelques voleurs à la sauvette ou à des truands d’opérette. On peut comparer le mimétisme occidental et oriental sérieux de la TV et des feuilletons dramatiques avec le mimétisme parodique et distancé de ces films où l’emporte, à tous les coups, le substrat local (est-ce là une manière de se protéger plutôt qu’une attitude réflexive ?) L’horizon de référence cinématographique ce sont les séries B et les feuilletons télévisuels aussi bien pour le réalisateur, les comédiens que le public visé. Mais tout ce qui pourrait sembler renvoyer aux composantes d’une sous-culture pourrait tout aussi bien être l’affirmation : « (…) d’une déclaration d’indépendance, d’altérité, d’intention de changement, d’un refus de l’anonymat et d’un statut subordonné. C’est une insubordination. Et il s’agit en même temps d’une confirmation du fait même de la privation de pouvoir, d’une célébration de l’impuissance. » [9]

Le corps se décline assez souvent dans tous ses (mauvais) états : édentés, gros, bossus, nains sont très présents dans la nomenclature des personnages. Mines patibulaires et corps disgracieux ne sont pas stigmatisés mais participent d’une certaine référence aux milieux les plus marginalisés de la société. Il en ressort que les oppositions sont constantes dans la mise en scène du corps : le masculin/féminin, le musculeux et le gringalet, l’épanoui et le sec, etc. A ces éléments physiques correspondent leurs corollaires olfactifs : on sent des pieds, ou alors on se parfume abondamment ; on hume les plats et l’on salive sans retenue. Bref les sens sont exposés d’une manière délibérément spectaculaire plutôt que signalés. Ils relèvent de la même dialectique de distinction de la culture populaire à travers les traits les plus archétypaux, voire les stéréotypes et les clichés les plus convenus. Il en est de même pour la langue : dominante des interjections, insultes, imprécations. La langue semble sur-codée. Il y a manifestement un rapport privilégié aux langues étrangères (français et langues exotiques). Respect des interdits langagiers et des normes de publicisation du corps dans la plupart des productions. Le transgressif est de l’ordre de l’allusif jamais du démonstratif (hypertrophie du langage sur les autres modes d’expression sémiotique : en concurrence avec le corps). Toute configuration identitaire apparaît comme un ensemble de discours et multiplicité hétérogène de langages (Schwimmer) ; et au lieu d’un quelconque métissage on pourrait parler de ‘feuilleté’, une somme de couches d’influences et de rétroactions culturelles.

PERSPECTIVES

Ces œuvres par la nature collective de leur élaboration et leur réception (relativement conséquente au plan statistique) favorisent, sans excès d’extrapolation.
interprétative, la validation de leur représentativité analytique au plan culturel. Et ceci si l’on considère, qu’au-delà sa vocation universaliste, toute culture est préférentiellement égocentrique c’est-à-dire ancrée essentiellement sur le local. Mais a contrario cette production est d’autant plus exemplaire qu’elle appartient à ces expressions culturelles qui se caractérisent ontologiquement par leur configuration entre le pas – encore et le plus jamais, c’est-à-dire dans une sorte d’entre-deux où s’amorcent de nouvelles configurations sur le lit d’expressions et de valeurs attestées mais en partie rendues obsolètes par le nouvel univers de référence. En fait ces modes d’expression semblent fonctionner comme des territoires existentiels, des zones d’être et participent de ces univers d’hybridation où se distinguent des identités frontalières et commencent à se forger véritablement des consciences métisses. La stigmatisation ou l’autodérision sont, entre autres marqueurs, les principaux dispositifs figuratifs explorés et qui se manifestent principalement par l’usage de dérision discursive au travers du langage utilisé et de dérision narrative dans la construction des intrigues dans une perspective qui s’apparente à une démarche de recodification implicite. Mais la dominante parodique et humoristique de ces productions ne réduit pas pour autant leur pragmatique sociale évidente. Malgré la simplification du trait, le propos s’arroge toujours une part de conviction ou de prise à témoin. « Le véritable rire, ambivalent et universel, ne récuse pas le sérieux, il le purifie et le complète. Il le purifie du dogmatisme, du caractère unilatéral, de la sclérose, du fanatisme et de l’esprit catégorique, des éléments de peur ou d’intimidation, du didactisme, de la naïveté et des illusions, d’une néfaste fixation sur un plan unique, de l’épuisement stupide. Le rire empêche le sérieux de se figer et de s’arracher à l’intégrité inachevée de l’existence quotidienne. Il rétablit cette intégrité ambivalente. » [10]

C’est aux deux pôles : celui de la production et celui de la réception que se singularisent ces films sans prétention. L’absence d’apprêts esthétiques et leur branchement symptomatique sur le monde des gens ‘d’en bas’ leur permet de rendre compte de ce qui s’échange entre les individus et de témoigner des valeurs qui sont dévolues aux choses du monde.

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NOTES

[1] Quelques titres : Ayni ala ayn.nek, SOS Cachir, Mission impossible, La fuite de Zaza, Les 4 salopards, Turbo Vacance (Edition El Mektoub, Bel Abbès) : Nazim ; Chouchou … !! & Bella (Edition Nabilophone, Oran) ; Oran0031(AVM Edition, Oran) :Haroudi ; Oran Bangkok (Studio Redson, Oran) : Bila Houdoud ; L’Homme aux X Femmes (Phenix Vidéo, Oran) :Nazim ; L’Homme à l’ombre (Sedicav Vidéo, Oran) : Slimène Kandssi ; Les 4 salopard2 (Phenix Vidéo :avril 2004), La caisse de Zaza (Africa Production), Aïla Haïla (Haroudi Hazim/Edition Bouhmidi), Hazim ne pardonne pas (Africa Edition), Ana ou Aami(Haroudi/Sedicav),Mafia1 (scénario et réalisation Abess Boudane, Phénix Vidéo, nov.2004), Chakrou weldhoum wa darou ‘lih(Nabilophone Production, réalisation Bousekack Houari, 2004), L’homme aux X femmes 2 (Phénix Vidéo, réalisation Mohamed Kaddour Brahim), La délinquance(Vidéo An-Nasr, réalisation Mimoun Houari, 2004), El harraga(Réalisation Bousekack Houari, octobre 2004), Brigade spéciale (Studio Redson), Zaza et les 7 nains (SunHouse Edition, Réalisation Illias Baba Ahmed, 2004), L’escroc (Africa Edition, janvier 2005), Zouina et les Bondis (Africa Edition, janvier 2005)

[2] Le lancement des produits se fait en Algérie et assez régulièrement en France. Les tirages et les ventes des productions tournent entre 3000 et 10000 copies avec des versions en VHS, DVD et VCD. Oran est devenu la plaque tournante des productions en série, en cela a suivi la voie ouverte par la production de cassettes. La télévision algérienne n’a diffusé que un ou deux de ces produits. La durée des tournages est assez courte, elle varie de 4 à 10 jours au maximum. Le travail est souvent collectif, tout le monde met la main à la pâte (c’est se qui le différencie du modèle qui lui à l’inverse est fondé sur une division du travail distinctive).

[3] Roland Barthes, S/Z, Paris, Point Seuil, 1976, p.106-107

[4] Maurice Coyaud, La transgression des bienséances dans la littérature orale, Critique n° 394 mars 1980 Littératures populaires – Du dit à l’écrit, p.325-326

[5] Une représentation n’est pas un simple reflet plus ou moins déformé mais aussi « et avant tout, un formidable agenceur de l’expérience, un moteur pour l’action » Nathalie Heinich, Etre écrivain, Paris, La Découverte, 2000, p.14

[6] Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970. p.99

[7] « en s’engageant de plus en plus dans les particularismes culturels, dans les situations et les événements de la chronique, le symbole perd sa plurivocité: il devient système, le signe archétype subsistant quelque fois, mais le sens perdant de son équivocité, le signifiant se détache de plus en plus du signifié. » Gilbert Durand, Champs de l’imaginaire, textes réunis par Danièle Chauvin, Ellug, Université Stendhal, Grenoble, 1996, p.69

[8] Bernard Py, Pour une approche linguistique des représentations sociales, Langages n°154, juin 2004

[9] Hebdige, Hiding in the Light, Londres Routledge, 1988, p.35 cité par Armand Mattelart et Erik Neveu, Introduction aux Cultural Studies, coll. Repères, La Découverte, 2003

[10] MiKhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais, op.cit., p.127.

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ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

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